En l'honneur de Maurice Halbwachs et à l'occasion du changement de nom de l'Audimax en « Auditorium Maurice Halbwachs », nous avons le plaisir de vous inviter à la cérémonie du 4 décembre 2024.
Outre la galerie de photos, vous trouverez sur cette page les discours d'inauguration ainsi que le programme de la soirée.
Photos: Bauhaus-Universität Weimar/ Thomas Müller
Professeure émérite d’Études anglaises et de littérature comparée, Université de Constance
Lorsque Jan Assmann et moi avons commencé à travailler sur le concept de 'mémoire culturelle' dans les années 1970 et 1980, nous avions un principe directeur que nous avons trouvé chez l'historien de la culture néerlandais Johan Huizinga : « L'histoire est la forme mentale par laquelle une société rend compte de son passé ».
Nous étions alors assez seuls dans notre mouvement de recherche. De plus, le concept de mémoire culturelle n'entrait pas du tout dans le cadre de la société ouest-allemande d'après-guerre. Les quatre premières décennies qui ont suivi la fin de la guerre ont été marquées par la politique de rupture de Konrad Adenauer et Helmut Kohl. Rétrospectivement, ce fut l'époque de l'oubli et du silence, du pardon et de la réconciliation.
Dans les sociétés ouest-allemande et est-allemande d'après-guerre, il existait à l'époque une alliance tacite du silence non seulement sur les nazis, mais également sur les victimes de l'Holocauste. Le gouvernement ouest-allemand a d'ailleurs été soutenu dans cette attitude par les puissances victorieuses. Dans un discours prononcé à Zurich en 1946, Winston Churchill soulignait : « Si l'Europe doit être sauvée d'une calamité sans fin et d'une destruction définitive, nous devons la fonder sur un acte de foi en la famille européenne et sur un acte d'oubli de tous les crimes et de toutes les erreurs du passé ».
A l'Ouest comme à l'Est régnait alors le 'régime temporel de la modernité' . Cela signifiait que l'on attendait tout de l'avenir et rien du passé. « [l‘Allemagne,] Relevée des ruines et tournée vers l'avenir » - c'est ainsi que commençait l'hymne national de la RDA. L'avenir était synonyme de départ, de renouveau, d'innovation et de progrès. Ces notions-clés politiques faisaient partie d'une culture de la modernisation avec laquelle on misait à l'Ouest sur l'émancipation et la liberté ainsi que sur un développement rapide de la technique et de la prospérité. De part et d'autre de la frontière inter-allemande, la croyance illimitée dans les promesses et les potentiels d'un avenir inépuisable allait de pair avec la rupture avec les traditions et le passé. Il n'est donc pas étonnant que la notion de 'mémoire culturelle' ait d'abord suscité l'incompréhension.
Lorsque l'on est seul avec ses idées, on se met alors à chercher d'éventuel.les allié.es et des esprits apparentés dans l'Histoire. Une partie importante de nos premières recherches sur une notion élargie de la mémoire a donc été consacrée au travail sur la généalogie de cette notion, ce qui nous a très vite amené.es vers l‘histoire de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle.
Benedict Anderson nous a appris que nous ne devons pas comprendre les nations comme des entités naturelles, mais comme des 'communautés imaginées' et des constructions historiques changeantes. La force de conviction et d'impact des États-nations ne réside donc pas seulement dans leur constitution politique, leur organisation économique et leur structure administrative, mais aussi dans un contenu de représentation émotionnelle que les habitants d'un pays partagent entre eux. En 1882, cent ans avant Benedict Anderson, l'orientaliste et théoricien de la culture français Ernest Renan a publié son essai 'Qu'est-ce qu'une nation' , toujours d'actualité. Il fut le premier à s'intéresser au rôle de la mémoire collective dans le processus de construction d'une nation. Dans la langue du 19ème siècle dont il disposait, Renan parlait encore d'une « âme » de la nation. Nous traduirions aujourd'hui ce concept typique de l'époque de l'âme de la nation par 'identité' ou 'image de soi de la société'. Selon Renan, l'identité collective et l'image de soi qui en découlent sont soutenues par une mémoire commune : « Ce qui fait la nation, c’est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ». Et d'ajouter : « Ce qui fait l'essence d'une nation, c'est que tous les individus ont quelque chose en commun et qu‘ils ont aussi oublié beaucoup de choses » .
A l'époque, Renan n'écrivait pas sur la nation en général, mais bien sur la nation française dix ans après la guerre perdue contre l'Allemagne de 1870/71. Il était donc très conscient de l'importance des émotions dans ce processus lorsqu'il soulignait : « En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes ». Et il a complété cette idée de la manière suivante : « L'oubli commun est un trait essentiel dans la construction d'une nation et c'est pourquoi l'écriture de l'histoire peut devenir un problème pour la nation ». L'historien Eric Hobsbawm a encore pointé du doigt cette idée lorsqu‘Ernest Renan a écrit : « Getting history wrong - c'est-à-dire : falsifier l'histoire - est un facteur essentiel pour la formation d'une nation » .
Renan avait ainsi clairement défini le domaine complexe de la mémoire nationale : elle soutient l'identité d'un groupe, elle est déterminée par les émotions et elle procède de manière extrêmement sélective. Et en marge de son exposé apparaît déjà le conflit permanent auquel nous sommes confrontés jusqu'à aujourd’hui : celui entre la construction de la mémoire et la recherche historique.
A la même époque, Friedrich Nietzsche a mené une réflexion fondamentale sur la construction et l'impact d'une mémoire collective. Il écrivit également après la guerre franco-allemande, dans ce cas du côté des vainqueurs, bien qu'il interpréta la victoire militaire de l'Allemagne plutôt comme une défaite culturelle. Tout comme Renan, Nietzsche a écrit contre un ennemi dans ses réflexions sur la mémoire nationale. Mais pour lui, ce n'était pas la France, mais l'historicisme, ou plus précisément les sciences historiques établies dans les universités au 19ème siècle. En tant que professeur de philologie classique à Bâle, Nietzsche avait lui-même participé à cette évolution vers une société moderne du savoir avec des disciplines de plus en plus différenciées. Il considérait avec inquiétude le développement d'une multiplication non dirigée et illimitée du savoir et craignait que la masse diffuse de savoir positiviste produite par les sciences historiques ne détruise quelque chose de très précieux, à savoir l'horizon de formation qui soutient l'image qu'un individu ou un groupe a de lui-même et qui lui donne un sens, une signification, une pertinence et une orientation.
Tout comme Renan, qui considérait déjà l'historien comme un problème pour la construction de la mémoire nationale, Nietzsche a défini la mémoire collective en opposition à la recherche historique académique qui, selon lui, vise à dissoudre les obligations et les convictions fondamentales d'un collectif. Nietzsche constate avec inquiétude que « le savoir historique afflue de sources inépuisables, l'étranger et l'incohérent se pressent, la mémoire ouvre toutes ses portes. (...) Tous les poteaux-frontières sont abattus et tout ce qui a été se précipite vers l'homme » .
Une mémoire qui ouvre toutes ses portes n'est plus une mémoire. Certes, les archives scientifiques ne sont pas non plus illimitées, mais il existe tout de même deux différences importantes entre la mémoire de stockage des archives et la mémoire fonctionnelle de la nation : les archives offrent beaucoup plus de place pour toutes sortes d'informations et, plus important encore, leurs limites se déplacent en permanence avec de nouvelles questions et tâches, théories et perspectives. Il en va tout autrement de la mémoire collective : elle est déterminée par les gardiens qui séparent ce qui est pertinent de ce qui ne l'est pas, ce qui est vital de ce qui est arbitraire et surtout : ce qui est lié à l'identité de ce qui ne l'est pas. Sans un 'nous', quelle que soit sa composition, sans un concept d'identité et de point de vue dans l'histoire, sans distinction et sans perspective - Nietzsche parlait de 'caractère' et de 'formation d'horizon' - il peut donc très bien y avoir un accroissement permanent du 'savoir', mais justement pas de 'mémoire'.
La vision opposée de Nietzsche à l'expansion culturelle du savoir était l'homme éduqué qui ne se laisse pas écraser par le savoir sauvegardé, mais qui est capable de limiter lui-même son savoir et de le mettre au service de la vie. Cette capacité à endiguer le flot de connaissances pour soi-même et à se construire un horizon de connaissances utile à la vie, Nietzsche la considérait comme la conquête la plus importante de l'éducation.
Le troisième dans notre galerie des ancêtres de la mémoire était le sociologue Maurice Halbwachs. Au même moment que d'autres penseurs et artistes éminents comme Freud et Proust, Halbwachs s'est consacré dans les années 1920 à la dynamique de la mémoire, mais il ne l'a pas fait dans le contexte d'une théorie de la psyché individuelle, mais dans le contexte d'une théorie de la société. En tant que sociologue empirique, il ne s'intéressait pas à l'individu isolé et à sa vie intérieure, mais aux relations sociales dans lesquelles la mémoire et l'oubli des individus s'inscrivent dès le départ. Comme Halbwachs l'a clairement montré, la société s'étend profondément dans l'individu avec les cadres sociaux du souvenir. Je cite : « Aucun souvenir n'est possible en dehors des cadres sociaux que les individus adoptent dans une société, dont dépend ce dont ils se souviennent et ce dont ils ne se souviennent pas ». Il ne pensait pas comme Renan et Nietzsche de haut en bas, mais de bas en haut. Il en conclut qu'un homme absolument seul ne peut pas du tout former de mémoire, car celle-ci ne se développe en général qu'avec l'établissement de relations sociales. Cela signifie non seulement que nous ne sommes pas totalement seuls avec nos souvenirs, mais aussi que nous dépendons d'autres personnes qui complètent ou confirment nos souvenirs.
Selon Halbwachs, se souvenir est une forme vitale de communication sociale. L'échange de souvenirs permet de créer des réseaux de relations entre les groupes qui partagent un fonds commun de connaissances et d'expériences.
Halbwachs a complété ces idées importantes par son concept de 'cadre social'. Le cadre social est le point de contact décisif entre la mémoire et l'oubli. Tel un cadre photo, le cadre social inclut quelque chose et exclut beaucoup, mais les cadres sociaux ne sont pas statiques, ils changent et doivent sans cesse être confirmés ou renégociés.
La mémoire nationale suit en général une logique simple d'oubli, lisible dans les monuments et les symboles de l'espace public. A Paris, par exemple, certaines stations de métro portent le nom des victoires de Napoléon, comme 'Iéna' ou 'Austerlitz'. Ce qui serait cependant totalement impensable à Paris, c'est une station de métro portant le nom de 'Waterloo'. En revanche, il est possible de monter dans cette station à Londres. En d'autres termes, la mémoire de la nation commémore les victoires et 'oublie' les défaites de l'histoire, même si celles-ci sont documentées par les livres d'histoire.
Ces questionnements sont étroitement liés aux émotions, qui sont le pilier et le moteur de la mémoire. Alors que la fierté, le désir de reconnaissance et une image positive de soi déterminent le choix de ce dont on se souvient, des sentiments comme la culpabilité et la honte sont responsables de l'exclusion et du refoulement de contenus mémoriels. Nietzsche le savait déjà parfaitement et l'avait résumé dans un aphorisme concis :
"J'ai fait cela", dit ma mémoire.
- "Impossible !" dit mon orgueil, et il s'obstine.
En fin de compte, c'est la mémoire qui cède."
Pendant longtemps, la mémoire nationale s'est limitée à une portion glorieuse, honorable ou du moins acceptable. Face à un passé coupable ou traumatisant, il n'y avait généralement que trois rôles sanctionnés dans la grammaire de la mémoire nationale : celui du vainqueur qui a vaincu le mal, celui du résistant et du martyr qui a lutté contre le mal, et celui de la victime qui a subi passivement le mal. Ce qui se trouvait au-delà de ces positions et de leurs perspectives ne pouvait pas du tout, ou très difficilement, faire l'objet d'un récit accepté et était donc 'oublié' au niveau officiel. « La mémoire collective simplifie », écrit Peter Novick, « elle voit tout d'une seule et même perspective, chargée d'émotions. Elle ne peut pas supporter l'ambivalence et réduit les événements à des archétypes ». (Novick 1999, 4)
On ne peut surestimer l'importance des cadres sociaux et politiques dans la construction de la mémoire collective. Tant qu'ils ne sont pas contestés, ils passent inaperçus, car ils soutiennent alors les normes et les valeurs intériorisées par le groupe. Mais les constellations historiques peuvent changer, comme nous l'avons vu après 1990. A l'époque, il y avait des signes clairs que cette grammaire de la mémoire nationale pouvait également évoluer, dans le sens de la devise formulée par Johan Huizinga : « L'histoire est la forme mentale par laquelle une société rend compte de son passé ».
Le philosophe polonais Leszek Kolakowski a formulé ce principe encore plus clairement : « Nous apprenons de l'histoire pour reconnaître, autour de nous, les visages de ceux qui en ont le plus souffert ».
Cette phrase marquante me revient en mémoire à l'occasion de la commémoration et de la cérémonie d'aujourd'hui à l'université Bauhaus de Weimar. Nous découvrons l'histoire de Maurice Halbwachs, un éminent savant du 20ème siècle et un grand Européen, connaisseur de la culture et de la langue allemandes. En juillet 1944, il a été arrêté dans Paris occupé, et déporté avec l'un de ses fils par la Gestapo à Weimar et Buchenwald, car on ne pouvait pas atteindre Buchenwald sans passer par Weimar. C'était huit mois avant la fin de la guerre. Dans le petit camp de Buchenwald, Halbwachs est mort des suites de sa détention à peine quatre semaines avant la fin de la guerre. Le dernier cadeau nous a été offert par l'écrivain Jorge Semprun, qui a rencontré Halbwachs au Petit Camp et est devenu le témoin de ses derniers jours et de ses dernières heures. Les mots de Semprun restent un héritage précieux pour la postérité.
Weimar et Buchenwald - nous essayons toujours de distinguer ces deux lieux. Mais avec Halbwachs, ceci est impossible. Car il est d'abord venu à Buchenwald, et maintenant il vient aussi à Weimar. Il déjoue ainsi la logique des lieux clairement séparés et de leurs « cadres de mémoire » respectifs. Je voudrais remercier Frank Eckardt pour ses recherches méticuleuses et de longue haleine sur Maurice Halbwachs, qui ont donné naissance à cette initiative actuelle sur la mémoire. La recherche historique et la mémoire sont interdépendantes, mais sont bien différentes. L'étude de l'histoire sert à la connaissance générale, mais pas nécessairement à tirer des enseignements de l'histoire. C'est là que réside le devoir de la mémoire : raconter et interpréter l'histoire de manière à ce qu'elle atteigne des destinataires dans le présent, qui l'acceptent et en fassent un élément de leur propre histoire.
Il existe quelques différences importantes entre la recherche historique et la culture de la mémoire, que je résumerai ici en guise de conclusion. La recherche historique peut susciter l'intérêt général, mais pas nécessairement ; elle se développe dans l'espace protégé de la science comme une discussion entre collègues. La culture de la mémoire, en revanche, est un terme générique qui englobe de nombreuses dimensions. Elle comprend les directives et les traditions au niveau étatique ainsi que les suggestions culturelles issues de la science, de la littérature et de l'art. Elle se fonde également sur l'école, l'éducation, la formation politique et existe à travers des initiatives locales indépendantes de la société civile, qui en sont un élément indispensable.
La notion de 'mémoire' ne devrait donc en aucun cas être réduite, comme c'est souvent le cas, à ce qui a été vécu par soi-même. La recherche historique ne peut commencer son travail que lorsque cette période de l’Histoire est terminée, c'est-à-dire passée. Dans la perspective de la mémoire, en revanche, le passé n'est pas encore clos, il est ouvert sur le présent et l'avenir. C'est exactement ce que nous vivons ici et aujourd'hui : l'histoire de Maurice Halbwachs, achevée à Buchenwald, nous rejoint à Weimar dans le présent et ouvre en même temps un nouvel avenir. Il a été transféré de Buchenwald à Weimar, dans le plus grand auditorium public de l'université. Cela signifie que son histoire se poursuit ; elle devient ainsi un souvenir accessible à toutes et à tous. Chaque étudiant.e assis.e dans l'auditorium participe à cette histoire qui s'étend vers l'avenir, y compris tous.tes celles et ceux qui enseigneront et apprendront dans cette salle à l’avenir.
[1] Ist die Zeit aus den Fugen? Aufstieg und Fall des Zeitregimes der Moderne. Munich: Hanser, 2013.
[2] Was ist eine Nation? und andere politische Schriften, Wien, Bozen 1995, S. 57. Engl. translation: »What is a Nation«, in Nationalism in Europe from 1815 to the Present: A Reader. Ed. Stuart Woolf. London: Routledge, 1996.
[3] Renan, 56.
[4] Eric Hobsbawm, On History. New York: New York Press, 1997: 270.
[5] Friedrich Nietzsche, 231.
[6] Nietzsche, Friedrich. Beyond Good and Evil 1886 Aphorism 68.
Traduction: Hélène Dal Farra
Directeur de recherche, Centre Maurice Halbwachs
Le 23 juillet 1944, Maurice Halbwachs, âgé de 67 ans, est arrêté à Paris par la Gestapo, sous le prétexte d’avoir protégé son fils Pierre. Celui-ci avait été arrêté quelques jours auparavant pour fait de résistance. Quelques mois plus tôt, son beau-père Victor Basch, président de la Ligue internationale des droits de l’homme et sa femme avaient été sauvagement assassinés par la milice française.
La déportation vers Buchenwald sera longue et humiliante. Au camp, avec tant d’autres, astreint aux travaux forcés, de l’aube au soir, régulièrement frappé, mal nourri, Maurice Halbwachs survit plusieurs mois. Hospitalisé une première fois en août et rétabli, il ne résiste pas plus de trois semaines à une seconde hospitalisation pour cachexie et dysenterie. Il meurt d’épuisement le 16 mars 1945.
Pour Wolf Lepenies, Maurice Halbwachs restera notamment dans les mémoires comme un acteur et une victime des conflits armés entre la France et l'Allemagne, qui appartiennent désormais au passé. La mort de Maurice Halbwachs, qui ne fut pas un combattant, nous rappelle que les conflits ne sont pas que des manifestation de force militaire mais aussi et surtout, comme le dit encore Wolf Lepenies, reprenant une expression d’un contemporain d’Halbwachs, le philosophe Julien Benda, des «guerres culturelles».
Avec le retour des proclamations douteuses des «conflits de civilisation», de la «décivilisation», mais aussi avec l’émergence des démocraties illibérales et autoritaires, l’engagement intellectuel et politique de Maurice Halbwachs méritent à nouveau le détour.
La vie de Maurice Halbwachs traverse les derniers conflits entre la France et l’Allemagne : indirectement celui de 1870. Il est né à Reims en 1877, mais son père était d’origine alsacienne : professeur d’allemand, il avait opté pour la France en 1871.
Puis les deux guerres mondiales : 1914-1918 et 1939-1945.
Dès sa naissance, il se nourrit de la langue et de la culture allemande. Agrégé de philosophie en 1901, il effectue plusieurs séjours en Allemagne et en Autriche.
Converti à la sociologie, son œuvre s’enrichit des lectures des économistes et des sociologues allemands mais aussi des philosophes. Il devient rapidement un passeur entre les deux cultures, mais il reste complètement français. Son patriotisme n’entame pas ses convictions internationalistes et européennes. Il ne cesse d’entretenir et de maintenir des relations privilégiées avec l’Allemagne et les milieux intellectuels allemands.
Je me propose ici non pas de vous présenter le portrait d’un grand intellectuel français, je vais me concentrer sur les relations que Maurice Halbwachs a entretenu avec la langue et la culture allemande. Ce qu’il a appris de l’Allemagne d’abord, ce qu’il a désappris lors de la première guerre, ce qu’il a investi ensuite dans la réconciliation franco-allemande jusqu’à la rupture national-socialiste, comment il a conservé jusqu’au bout, jusqu’à l’illusion, son attachement à une conception de la science et de la culture allemande.
Qu’est-ce que Maurice Halbwachs a appris de l’Allemagne ? Deux choses : l’étude des classes sociales, en particulier de la classe ouvrière, en s’inspirant des travaux des économistes allemands. Puis, deuxième apprentissage, le travail des statisticiens allemands – les statistiques en Allemagne sont plus développées qu’en France, auxquelles il demande des données fiables pour élaborer une sociologie empirique et rationaliste.
Il se rend d’abord à Göttingen en 1903-1904, comme lecteur de français, pour des recherches philosophiques sur Leibniz qui intéressent Henri Bergson, son professeur de philosophie au Lycée Henri IV et à l’Ecole normale supérieure. Rattaché à un projet d’édition des œuvres complètes qui n’aboutira pas, Halbwachs y puise des éléments de sa philosophie de la connaissance. Rejetant la métaphysique et la théologie de Leibniz, il est séduit par son nominalisme, son sens de l’expérience scientifique et humaine. L’inventeur du calcul infinitésimal lui apprend à se libérer d’une forme de matérialisme historique, à moderniser ses convictions socialistes, à comprendre que la société est mémoire, créatrice des mémoires particulières, à nuancer et enrichir sa philosophie rationaliste, à renforcer sa pensée européenne. Il lui consacre un premier ouvrage, intitulé simplement Leibniz, publié en 1907, qu’il retravaille et republie en 1928 dans une version augmentée.
Halbwachs est aussi venu à Göttingen pour se confronter au socialisme allemand au moment où il se divise en deux courants antagonistes : marxiste et social-démocrate. Il n’est pas marxiste, il souscrit aux positions révisionnistes de Bernstein et lui consacre deux grands articles dans la Revue philosophique en 1905, décisifs pour l’orientation de ses recherches sur les classes sociales et sa conception de la science et de l’engagement. Il rencontre également les travaux des économistes, Werner Sombart, Gustav Schmoller, Karl Bücher et d’autres qu’il contribue à faire connaître en France, principalement dans la revue d’Emile Durkheim, L’Année sociologique dont il devient l’un des proches et fidèles collaborateurs.
Au cours d’un nouveau séjour à Berlin en 1909, il découvre et s’initie au système universitaire allemand en suivant les cours de Gustav Schmoller. Il veut également apprendre des statisticiens allemands : à l’Office statistique impérial, il rencontre Heinrich Silbergeist et Johannes Feig qui lui permettent de comprendre les structures administratives de la ville ; celles-ci l’intéressent pour ses recherches sur la sociologie urbaine et la classe ouvrière.
Halbwachs n’est pas venu en Allemagne seulement en savant mais aussi en militant socialiste, il a adhéré à la SFIO en 1906. Il s’intéresse au marxisme, rencontre des militants socialistes, rédige des articles sur le mouvement ouvrier allemand pour le journal L’Humanité, fondé et dirigé par Jean Jaurès. A la suite d’un article sur la répression d’une grève ouvrière il est expulsé du pays. Il s’installe alors à Vienne pour les derniers mois de sa mission.
Il poursuit sa familiarisation avec des économistes qui représentent un autre courant, plus théorique et abstrait, concurrent de l’école historiciste berlinoise.
A la suite de ses séjours, Halbwachs infléchit ses travaux vers la sociologie de la consommation ouvrière à laquelle il donne une empreinte plus nettement statistique et par laquelle il définit la classe ouvrière. En 1909, il soutient sa thèse en droit sur Les expropriations et le prix des terrains à Paris (1860-1900), et en1913 sa thèse de lettres sur La classe ouvrière et les niveaux de vie. Recherches sur la hiérarchie des besoins dans les sociétés industrielles contemporaines, première thèse sur la classe ouvrière, ethnographie de la vie quotidienne des ouvriers nourrie par une lecture renouvelée des budgets de famille. Il soutient enfin, selon le modèle universitaire français, une thèse complémentaire, La théorie de l’homme moyen. Essais sur Quételet et la statistique morale.
La déclaration de guerre en aout 1914, l’assassinat de Jaurès surtout, plonge Halbwachs dans un cruel dilemme. Pacifiste, il se rallie finalement à l’union sacrée mais demeure internationaliste et refuse de « renoncer à [ses] admirations». A sa femme, il écrit : « Je dois trop à la pensée allemande, j’ai trop de sympathie intellectuelle pour eux. Je me rattache instinctivement à ceux qui surent (savent ?) êtes libres du chauvinisme étroit et brutal, et rester citoyen du monde, surtout aujourd’hui. »
Toutefois il est conscient que le moment ne se prête guère à ce qu’il appelle un «pro Germania», surtout lorsqu’il prend connaissance de la déclaration belliciste des 93 scientifiques et artistes allemands qui s'engagent dans une guerre culturelle au nom de Goethe, Kant et Beethoven. Halbwachs constate : « j’ai toujours pensé qu’en cas de guerre la nature des peuples se déformait à fond, et je regrette que nos qualités et nos défauts ne s’épanouissent pas plus en se pénétrant.»
Germanophile convaincu qui a tant appris de l’Allemagne, il est contraint de désapprendre de l’Allemagne selon l’expression de l’historien belge Henri Pirenne, lui aussi passeur passionné de culture et de science germanique.
Refusant de céder au nationalisme belliqueux, il fonde son espoir que cette guerre sera la dernière, qu’elle est « dirigée contre la guerre» et qu’elle mettra fin au militarisme en donnant aux peuples la maîtrise de leur avenir. Son optimisme est souvent ébranlé par des moments de désespoir. Réformé pour des problèmes de vue, il regrette de ne pas «avoir été au feu», il est d’abord, comme d’autres, fasciné par l’idée du sacrifice, le risque de la mort, l’épreuve du courage, «la vie physique et hasardeuse, comme un retour à des formes d’incivilisation où la nature humaine se rajeunit et se redresse.»
Idéalisant une situation nettement plus dramatique, brutale et sauvage, Halbwachs se confronte à la guerre comme sociologue et comme militant. La guerre constitue un « laboratoire sociologique et politique grandeur nature» qu’il s’efforce d’appréhender et d’analyser en utilisant toutes les sources, les lettres, les objets, les photographies surtout.
Comme l’historien Marc Bloch, lui mobilisé au front, il se méfie du bourrage de crâne, de la véracité des témoignages, des fausses nouvelles. La découverte des atrocités sur le front qui ne sont pas propagande mais une réalité ébranlent son optimisme mais n’entament ni sa «germanophilie» ni ses convictions dans les vertus et les nécessités de l’intelligence et de l’universalisme de la science. Le militant socialiste demeure convaincu de l’urgence de son devoir : diffuser l’esprit du socialisme pour empêcher la confiscation du «mouvement patriotique de défense nationale». De la guerre ressortira un monde plus juste et plus fraternel, une « démocratie réformée et purifiée par la guerre.»
Il rejoint alors – en 1916 - le cabinet ministériel de son ami socialiste Albert Thomas, ministre de l’armement. Il restera selon la formule d’Annette Becker « indéfectiblement un socialiste dans la guerre» alors que sa sœur optera pour un pacifisme militant.
Face aux dérives des socialistes allemands, Halbwachs demeure vigilant : il s’insurge contre leurs tractations abjectes « pour imposer un armistice ou une paix fourrée».
Sa vision de la Russie, très négative, est un peu modifiée par la révolution de février qui le laisse cependant sceptique : « Expérience étonnante d’une grande nation qui n’a pas de gouvernement. […] De cette anarchie il ne sort rien de bon pour nous, mais aussi rien de franchement mauvais.» « Au vrai, leur révolution est sans réelle grandeur : on ne sent aucun souci généreux de salut de la nation et de l’avenir de la démocratie» mais il reconnait que la révolution bolchévique va aussi définitivement transformer l’avenir.
Lorsqu’il retourne à Nancy après la démission d’Albert Thomas, il prend conscience de l’ampleur de la répression et des humiliations que l’occupation allemande a imposé depuis trente ans.
Nommé à Strasbourg en 1919, dans une chaire de sociologie (la deuxième en France après celle d’Emile Durkheim, décédé en 1917), Halbwachs intègre une équipe de professeurs réunis pour la plupart par un même esprit de renouveau, de collaboration, et pour ce qui nous concerne, de réconciliation franco-allemande.
Strasbourg avait été au cœur de la «guerre culturelle» qui opposait la France et l’Allemagne.
En 1870, le Reich bismarckien y avait construit une nouvelle université, symbole de sa suprématie scientifique et intellectuelle, qu’en 1919, la France victorieuse entendait reconquérir. L’université dotée de moyens exceptionnels devait en être l’un des instruments.
Halbwachs succède à Georg Simmel, éloigné de Berlin en 1914, qui avait refusé de faire de la propagande pangermanique. A l’université de Strasbourg, la langue et la culture allemande dans un contexte nouveau y conserve une importance primordiale, Halbwachs y accueille ses collègues allemands, il enseigne à Mayence dans une institution française.
En 1925, les accords de Locarno ouvrent une «période de conciliation» qui succède aux «années de crispation» (selon la formule de l’historien américain Robert Paxton) et les échanges peuvent à nouveau se multiplier. Halbwachs et son collègue psychologue Charles Blondel sont au rendez-vous des cours de Davos organisés dans un esprit de réconciliation intellectuelle par Gottfried Salomon dès 1928.
Halbwachs reprend, poursuit, son travail de passeur entre l’Allemagne et la France surtout – il publie peu en Allemagne – un seul article dans le Jahrbuch für Soziologie en 1926 sur les classes sociales. Il y revient sur le compte rendu de sa thèse rédigé par le ministre autrichien des finances Robert Meyer qui reconnaissait dans son travail une véritable exploitation scientifique des données que pouvait souhaiter un statisticien.
Halbwachs retient principalement l’économie et la sociologie économique allemandes, analysant pour diverses revues françaises plus de 58 ouvrages allemands. Il faut relativiser car Durkheim en avait recensé plus de 200, et Halbwachs s’intéresse autant aux travaux de langue anglaise (52 ouvrages).
C’est en particulier un auteur, «allemand très allemand», qu’il ne rencontrera jamais qui l’intéresse : Max Weber. Il devient le principal commentateur en France de son œuvre curieusement complètement ignorée par Durkheim.
En 1924 dans l’Année sociologique, il rend compte du fondamental « Grundriss der Sozialökonomik », entrepris avant la guerre sous la direction de Max Weber. C’est d’ailleurs à la 3e section rédigée par Weber qu’il porte le plus d’attention. Intrigué par la méthode «idéal-typique» de l’économiste allemand, qui «infatigablement divise, subdivise et combine les catégories qu’il a distinguées» pour lui faire correspondre un «équivalent conceptuel», l’idéal-type. Et même si cette « méthode taxinomique», appliquée avec une telle virtuosité, risque quelques fois de dépasser le but», il admet que «derrière cette conception un peu incertaine, on devine du moins un sens assez juste de l'insuffisance des notions traditionnelles».
Retenant également ses analyses désormais très célèbres sur la «bureaucratisation», Halbwachs interroge la perspective économiste qu’il juge trop rationaliste de Weber qui s’est pourtant efforcé de replacer les faits économiques dans le courant de la vie sociale.
En 1925, dans la Revue philosophique il résume longuement les thèses de l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme qu’il est le premier à présenter au lecteur français, en les accompagnant des études du théologien Ernst Troeltsch, rejetant par ailleurs les positions de Werner Sombart et celles, qu’il juge «sans grande portée», de Lujo Brentano.
La même année il discute dans l’Année sociologique, les Gesammelte Aufsätze zur Sozial und Wirtschaftgeschichte ainsi que la Wirtschaftsgeschichte et contre Sombart, il soutient les thèses de Weber sur les origines puritaines du capitalisme.
En 1929, il choisit une autre publication, historienne celle-là, pour présenter longuement la vie et l’œuvre de Weber à partir de la biographie publiée par sa femme. Cette revue dont il devient un collaborateur important s’intitule Annales d’histoire économique et sociale, elle est créée à Strasbourg, par les historiens Lucien Febvre et Marc Bloch, avec lesquels il entretient depuis leur arrivée à Strasbourg une amitié intellectuelle critique.
Halbwachs est fasciné par la personnalité de Weber, par sa grande capacité d’adaptation, ne cessant jamais de «mettre ses idées à l’épreuve» : « Chaque fois qu'il terminait un projet, il semblait trouver une nouvelle raison d'aller encore plus loin.»
« Weber n’était pas un sociologue de cabinet. On peut dire que partout où il a aperçu des hommes rassemblés autour d’une œuvre ou d’une idée, il est allé se mêler à leur groupe.» Halbwachs s’est lui aussi efforcé d’être un sociologue dans la cité, enrichissant ses travaux par des visites et des reportages photographiques.
A l’évidence, son intérêt pour la sociologie allemande demeure sélectif. Hormis Weber qu’il admire et Sombart qu’il critique, il retient encore Karl Mannheim, Georg Simmel « un sociologue de talent», Ernst Cassirer, qui est philosophe.
De la sociologie allemande, il désapprouve cependant l’affection pour la théorie et l’indifférence à la réalité, l’hostilité à l’empirisme et le goût pour les systèmes sociologiques, les envolées métaphysiques exaltées, le spiritualisme affecté.
Halbwachs lit aussi les classiques dans le texte et souvent dans des éditions originales, que lui conseille parfois son beau-père Victor Basch : Fichte, Goethe, Herder, mais aussi Schopenhauer, Le Monde comme volonté. De Nietzsche, ce philosophe une peu «dépassé», il lit Humain, trop humain, et pendant la guerre, du même, Was ist Deutsch et de Hegel, La phénoménologie de l’esprit.
Mais qu’est-ce que la sociologie allemande ? Il n’approuve pas l’appréciation de Raymond Aron pour qui les deux sociologies «française et allemande expriment bien l’une et l’autre “l’âme nationale”, qui heurte « le sentiment de ceux qui croient que la sociologie est une science et non une philosophie».
De manière symétrique d’ailleurs, la sociologie française, aux yeux des sociologues allemands, est dépréciée pour son rationalisme, et bien sûr son incapacité d’accéder à « l’essence » des phénomènes.
La sociologie allemande, à partir des années trente, c’est désormais autre chose.
Nombre de sociologues, dont Sombart, applaudissent en effet l’arrivée au pouvoir des nazis, ils y voient une chance pour la « sociologie allemande » qui, avec les notions de « communauté » et de « peuple », pourra se dégager de l’influence de sociologies « étrangères », et qui, grâce aussi aux nombreux instituts que créent les nazis, offre un plus grand nombre de places appréciées.
Analysant Deutscher Sozialismus, de Sombart, Halbwachs relève ce «curieux avatar d’un économiste qui, on le sait, célébra jadis avec lyrisme le capitalisme, la vie intense des sociétés modernes, et prêche maintenant le retour au « bon vieux temps ».»
Dès lors, la sociologie allemande, qui comprend des auteurs comme Hans Freyer et Helmut Schelsky qui prônent «l'enseignement social et l'analyse du présent en vue de la nouvelle réalité qui s'est réalisée avec la “révolution nationale-socialiste”». Maurice Halbwachs comprend vite que cette sociologie-là se définit par une simple inversion des propriétés de ses adversaires : les francophiles, les juifs, les progressistes, les démocrates, les rationalistes, les socialistes, les cosmopolites...: « la sociologie allemande ne sera pas tout cela mais strictement son contraire », dit Franz Böhm, un des sociologues partisans de cette « sociologie allemande-là.
Le national-socialisme en Allemagne comme le fascisme en Italie bouleversent complètement la donne : la guerre culturelle devient une guerre contre la démocratie et les Lumières. Les intellectuels de la grande bataille culturelle pour la liberté grâce à la mémoire, ceux d’avant 1914, Freud, Proust, Bergson, Thomas Mann, Stefan Zweig, qui ont inspiré l’auteur des Cadres sociaux de la mémoire collective, ces intellectuels ont disparu au profit des professionnels du bourrage de crâne, des propagandistes totalitaires, en Russie, en Italie et désormais en Allemagne.
Les durkheimiens n'avaient pas prévu à quel point les tentations du totalitarisme menaçaient les sociétés modernes de retomber dans la barbarie.
Après la prise du pouvoir par Hitler en 1933, Halbwachs agit comme un interlocuteur, un recours et un secours parfois pour de nombreux sociologues allemands persécutés par le nazisme : les membres de l’école de Francfort, et d’autres, Adorno, Max Horkheimer, Gottfried Salomon, Paul Honigsheim, Norbert Elias, Karl Manheim, Alfred Schutz, la liste est longue…
Halbwachs qui écrit sur la démographie, les étrangers, les migrations ne peut accepter la mystique du sang et du sol ; il ne peut accepter de considérer « le peuple allemand uni derrière des chefs nazis » dans «une communauté de foi et de combat unie en esprit et en volonté ».
En 1933 il publie un court texte sur «La population juive en Allemagne » ; en 1937, trois pages, toujours dans les Annales, consacrées aux « finances du national-socialisme » ; en 1939, un texte sur « Les politiques de l’hygiène et l’État totalitaire», dans un autre texte qui parait en 1940, il note, avec une certaine ironie, que «L’histoire du prosélytisme explique aussi des phénomènes paradoxaux, à savoir que les juifs de Berlin, par exemple, sont d’après l’examen de leur sang des Européens d’un type plus pur que les Allemands eux-mêmes.»
En 1939, il publie La mémoire collective chez les musiciens. L’étude fait suite à son grand livre sur Les Cadres sociaux de la mémoire collective, paru en 1925, elle est aussi une réponse aux usages idéologiques de Wagner par le nazisme et une réflexion nouvelle sur l’utilisation des médias de masse par la propagande totalitaire, depuis le fascisme italien jusqu’au stalinisme en passant par le nazisme, sous forme de propagande radiophonique et cinématographique.
Halbwachs avait adhéré au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes créé à Paris au lendemain des manifestations de l’extrême droite de février 1934, toutefois dans les années trente, même s’il n’est pas un militant actif, il demeure un observateur vigilant mais aussi très inquiet : en 1938, après la crise de la Tchécoslovaquie, il écrit : « C’est en tout cas un avertissement, aussi bien d’ailleurs pour les autres nations que pour nous-mêmes. Souhaitons que les peuples comprennent que la guerre mondiale ne servirait en définitive aucun d’eux.»
Pendant la guerre, il n’est pas un résistant combattant, il adhère au réseau d’information Thermopyles, créé par d’anciens élèves de l’Ecole normale supérieure, mais comme l’écrira l’un de ses organisateur, René Zazzo, Halbwachs, « s’il avait toutes les qualités intellectuelles et morales du résistant, s’il était patriote en paroles et en actes, [il] était évidemment dépourvu de toutes les aptitudes qui permettaient aux clandestins de se camoufler, de se transformer, de ruser.»
Halbwachs est arrêté à Paris alors qu’il aidait sa femme juive à fuir la police, le 23 juillet, quelques semaines après sa nomination au Collège de France. A Buchenwald, il s’implique dans la vie intellectuelle du camp, il donne des conférences, notamment sur Marx, mais aussi sur la baisse de la natalité en Allemagne qu’il connaissait très bien.
Nous devons je crois résister aujourd’hui à la tentation du rituel commémoratif et du « devoir de mémoire ». Annette Becker s’est étonnée de l’absence de la guerre dans la sociologie de la mémoire, cette absence se comprend aussi dès lors que Halbwachs n’avait pas de la mémoire collective la même conception qui s’est imposée et nous a envahi depuis les années 1990 sous le sceau du « devoir de mémoire » ou des phantasmes identitaires.
Pierre Bourdieu, dans un très bel hommage, nous a invité à ne pas célébrer Halbwachs parmi les héros disparus, ce qui reviendrait à le faire disparaître une seconde fois, en acceptant le fait de sa disparition.
« Il s'agit de reprendre le combat où il l’a laissé, et cela sans oublier la violence qui l’a vaincu, et qu'il faut aussi essayer de comprendre.» (Pierre Bourdieu)
Ce combat tient notamment dans les questions posées par Halbwachs sur les classes sociales, sur la mémoire collective, les représentations collectives religieuses. Ces questions nous interpellent à nouveau aujourd’hui en d’autres termes et dans un contexte social et politique nouveau : l’érosion de la démocratie, l’effondrement des cadres sociaux qui définissent les sociétés. Ces cadres ne cessent de se délier, de se déliter, la mémoire collective de se réduire à des expressions identitaires aliénées, la communication sociale d’être livrée aux manipulations sordides des réseaux sociaux, la pensée religieuse abandonnée aux pires fanatismes.
De tous ces contretemps démocratiques, Halbwachs a été le sociologue, nous pouvons le lire aujourd’hui comme un lucide lanceur d’alerte.
Je vous remercie de votre attention.
Weimar, 4 décembre 2024
FILM
Leon Richter et Lukas Kretzschmar, RADICS
Ouverture
Prof. Peter Benz, Président de Bauhaus-Universität Weimar
Mot d‘accueil
Peter Kleine, Maire de Weimar
Anne-Lise Bagrel, première conseillère d'ambassade, adjointe de l'ambassadeur de France en Allemagne
– Duo d'accordéons con:trust: LA VALSE DES MONSTRES de Yann Tiersen –
Discours inaugural
Prof. Dr. Aleida Assmann, Professeure émérite d’Études anglaises et de littérature comparée, Université de Constance
– Duo d'accordéons con:trust: IN DER DUNKLEN NACHT de Thea von Heinleth –
Discours inaugural
Prof. Dr. Bertrand Müller, Directeur de recherche, Centre Maurice Halbwachs
– Duo d'accordéons con:trust: ANANTANGO de Gorka Hermosa –
Message de la famille Halbwachs
Franka Günther, Secrétaire générale du Weimarer Rendez-vous mit der Geschichte
Clôture
Prof. Peter Benz, Président de Bauhaus-Universität Weimar
Soyez ensuite les bienvenu.es au pot d‘accueil.
Nos remerciements vont à l’Institut français de Thuringe pour son soutien.
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